Un des problèmes majeurs qu’on rencontre, quand on essaie de comprendre l’impact d’Internet dans nos sociétés, c’est de prendre le recul nécessaire : il est si difficile d’imaginer notre vie sans lui qu’on n’arrive pas à voir ce qu’il change. Il nous manque la possibilité de comparer notre monde à un monde sans réseau informatique global pour appréhender vraiment tout ce qu’il a changé et tout ce qu’il changera.
Il est plus facile – du coup – de tenter l’exercice de l’allégorie.
Il était une fois
Imaginons quelque chose de vraiment très improbable : les Mayas se sont plantés et la fin du monde n’est pas pour dans un mois.Imaginons que, du coup, notre technologie continue d’évoluer et que d’ici une dizaine d’années un groupe de hackers invente dans son coin une imprimante 3D capable de reproduire à peu près n’importe quoi, au niveau moléculaire. Tant qu’à faire d’imaginer l’improbable, pourquoi pas ça ?
Son coût initial est très élevé, mais – dès sa conception – il tend vers zéro du simple fait de son existence : elle peut se reproduire elle-même à l’infini à partir de matériaux de base à très faible coût.
Au tout début, les fichiers sont rares. Le réplicateur ne sait reproduire que quelques rares objets : des yoyos, des chaussures de sport (sans les lacets) et des claviers d’ordinateur. Les informaticiens qui s’amusent avec les premiers modèles produisent des claviers de toutes sortes et des chaussures qui donnent l’heure. Et ils jouent au yoyo. Mais très vite sur Internet apparaissent des projets d’écriture de fichiers permettant la reproduction d’objets de plus en plus complexes et on voit bientôt arriver des stylos-plume, un succédané de viande, des batteries et des télécommandes de télé. Un type affirme pouvoir reproduire des chatons vivants. Personne ne le croit vraiment, mais le buzz “création de la vie” pousse le grand public à s’équiper.
Une nouvelle économie
Dix ans plus tard, le réplicateur est devenu un équipement standard présent chez tout-un-chacun. La qualité des objets produits n’est pas toujours au rendez-vous, mais leur coût est si bas que leur durée de vie importe peu et, quand un objet se casse, le réplicateur peut réutiliser ses matériaux pour en fabriquer un neuf en quelques minutes.Quelques grandes entreprises vendent encore des fichiers chiffrés qui ne fonctionnent que sur les appareils de leur marque et permettent de créer des pièces de très bonne qualité, mais quelles que soient les protections mises en place, des copies apparaissent toujours en quelques mois sur les réseaux pirates.
Peu à peu, une nouvelle économie se met en place.
Plutôt que des produits finis, le public n’achète plus que les matériaux bruts les plus rares (ceux que leur machine ne peut extraire en assez grande quantité des déchets dont on la nourrit). Presque toutes les industries du passé souffrent et déclinent, en dehors de celles qui ont su assez tôt se reconvertir en apportant de réels services (livraison à domicile dans l’heure, nouveaux designs innovants, prix tenant compte de la quasi-disparition des coûts de production…).
Face au changement inéluctable, la réaction a tardé à se mettre en place. Les puissants, n’ayant eu aucun besoin d’utiliser la nouvelle technologie pour se payer ce qu’ils voulaient, n’ont pas compris très vite ses implications et ont du mal à accepter de voir partout autour d’eux des romanichels équipés de montres plus chères – théoriquement – que les leurs. Ils se rebellent face à ce manque de savoir-vivre évident. Ayant l’écoute des pouvoirs en place, ils demandent (et obtiennent) le vote d’une loi interdisant de se nourrir de reproduction numérique de caviar, mais Le peuple n’en tient pas compte et – après avoir beaucoup ri – continue de manger ce qu’il peut fabriquer gratuitement.
Un monde nouveau
Arrêtons là notre petite science-fiction, je vous laisse imaginer la suite de la longue liste des changements économiques et sociaux qu’une telle invention impliquerait.Un nouveau monde est né. Un réplicateur ne serait – dans le monde analogique – rien de moins que ce qu’est Internet dans monde numérique : une machine à copier n’importe quoi pour un coût qui tend vers zéro.
Les nouvelles puissances de ce monde ne sont pas celles qui héritent du pouvoir de leur parents, mais celles qui ont assez d’imagination pour deviner les usages et les besoins de demain. Le savoir n’est plus réservé aux élites capables de se payer les écoles les plus chères : il est accessible à tous, partout, en permanence. Il suffit de savoir utiliser un moteur de recherche et d’avoir un peu de temps pour apprendre presque n’importe quoi (j’ai réparé moi-même ma chaudière la semaine dernière : un acte qui ne me serait même pas venu à l’esprit il y a 10 ans à peine).
Petit à petit, ce savoir va inonder nos sociétés, en commençant – quoi qu’on pense d’eux – par ceux qui sont nés dans ce nouveau monde et qui ne pourront jamais imaginer qu’on ait pu un jour vivre dans un monde sans Wikipedia. Tout va changer (oui lecteur de mon âge : beaucoup plus encore que ce que tu crois pouvoir imaginer). Le savoir est le moteur de notre espèce, et nous venons de passer directement de la rame au réacteur.
Déclencheur
On parle beaucoup, par exemple, de l’utilisation des réseaux sociaux dans les révolutions arabes. Mais, même si je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, je prétends qu’Internet a eu non seulement un rôle d’accompagnateur de la colère des peuples, mais aussi et surtout de déclencheur de cette colère (je ne dis pas que ce fut le seul, bien sûr). Comment imaginer que toute une génération, qui a eu toute sa vie sous les yeux – via Internet – l’opulence des pays occidentaux, puisse accepter la misère comme seul horizon en arrivant à l’âge adulte ? Surtout si elle a – en plus – les moyens de s’organiser en dehors du contrôle du pouvoir…
Qu’ils continuent donc, nos chers politiciens formés dans les grandes écoles du passé, à n’écouter que leurs amis arc-boutés sur des modèles dépassés. Qu’ils continuent donc à vouloir limiter l’accès libre à la culture, à tenter de préserver des industries moribondes, à limiter les libertés pour garantir encore et toujours des revenus indécents aux élites qui ont leur oreille. Qu’ils continuent donc, et ils verront que les jeunes arabes ne sont pas les seuls à être révoltés par les méthodes des puissants pour conserver le pouvoir. Ni à savoir s’organiser.
Aujourd’hui déjà, tous les jours, on peut voir des géants industriels plier devant la colère de leurs clients, quand les réseaux sociaux s’emparent de tel ou tel scandale avéré. Nos gouvernants, pendant ce temps, préfèrent plier devant quelques centaines de “pigeons” riches et puissants.
Aujourd’hui déjà, chacun peut anticiper la fin des industries culturelles dont les modèles étaient basés sur l’économie de la rareté (de l’offre, des ondes hertziennes, de l’espace physique des rayons de la FNAC…). Nos gouvernants, pendant ce temps, préfèrent imaginer comment financer les jouets éditoriaux de leurs amis médiatiques, comment garantir les rentes de quelques-uns au prix des libertés de tous les autres.
Oublions-les.
Qu’ils persistent encore et on verra alors – la crise aidant – que l’exemple tunisien peut très bien s’exporter aussi en Occident.
Oublions-les. Ils ne vivent pas dans le même monde que nous.
Qu’ils se retranchent donc derrière leurs miradors, qu’ils persistent à ne pas voir la façon dont le monde a été transformé par le seul fait qu’Internet existe, tout comme il sera transformé quand apparaîtra le réplicateur.
Ce n’est pas leur monde, c’est le nôtre. Nos Ben Ali locaux, enfermés dans leurs villas luxueuses et traversant le vrai monde dans leurs berlines aux vitres fumées, ne veulent pas, ne peuvent pas voir la réalité qui les entoure.
Tant pis pour eux. Ignorons-les. Il n’est même pas besoin de les renverser : il suffit de les laisser vivre entre eux dans leur loft videosurveillé pendant que nous inventerons l’avenir ailleurs. Qu’ils votent leurs HADOPI : nous créerons d’autres cultures que celles qu’ils protègent, et d’autres moyens de la partager. Qu’ils fassent disparaître les journaux de leurs amis des moteurs de recherche : nous irons nous informer dans les blogs, les timelines, les reportages diffusés par nos semblables. Qu’ils imposent donc des limites à Internet tel qu’il est : nous saurons le transformer en réseau full-mesh résolument incontrôlable.
Leurs analyses, leur savoir-faire ? On voit ce qu’ils valent quand le rapport tant attendu pour redresser notre économie ignore superbement tout ce qui touche aux nouvelles technologies et n’utilise sur 11 pages qu’une seule fois le mot “Internet”.
Ils ne servent à rien. Laissons-les manger leur caviar entre eux et passons à la suite de l’histoire sans eux.
Les nouvelles structures se mettent en place, tranquillement, en dehors des modèles anciens. AMAPs, SELs, logiciels et cultures libres, jardins partagés… l’économie solidaire est en plein développement, hors des sentiers battus du capitalisme centralisateur.
Et s’il manque encore, pour bien faire, un moyen d’assurer le gite et le couvert, pour tous en dehors de l’ancien monde, je ne peux qu’espérer, vite, la création du réplicateur.
Les plus anciens (j’ai failli écrire “vieux”) d’entre vous trouveront sans doute quelques similitudes entre ce billet et un précédent tout aussi vieux qu’eux (houlala, 13 ans déjà). C’est normal : considérez ceci comme une mise à jour.
Illustrations de l’internet par Ssoosay (CC)
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