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lundi 21 janvier 2013

Noces I

Noces I:


Vivre, Bien Sûr, C’est Un Peu Le Contraire D’exprimer. Si J’en Crois Les Grands Maîtres Toscans, C’est Témoigner Trois Fois, Dans Le Silence, La Flamme Et L’immobilité.


Il faut beaucoup de temps pour reconnaître que les personnages de leurs tableaux, on les rencontre tous les jours dans les rues de Florence ou de Pise. Mais, aussi bien, nous ne savons plus voir les vrais visages de ceux qui nous entourent. 

Nous ne regardons plus nos contemporains, avides seulement de ce qui, en eux, sert notre orientation et règle notre conduite. Nous préférons au visage sa poésie la plus vulgaire. Mais pour Giotto ou Piero della Francesca, ils savent bien que la sensibilité d’un homme n’est rien. Et du cœur, à vrai dire, tout le monde en a. 

Mais les grands sentiments simples et éternels autour desquels gravite l’amour de vivre, haine, amour, larmes et joies croissent à la profondeur de l’homme et modèlent le visage de son destin — comme dans la mise au tombeau du Giottino, la douleur aux dents serrées de Marie. 

Dans les immenses maestas des églises toscanes, je vois bien une foule d’anges aux visages indéfiniment décalqués, mais à chacune de ces faces muettes et passionnées, je reconnais une solitude.

Il s’agit bien vraiment de pittoresque, d’épisode, de nuances ou d’être ému. Il s’agit bien de poésie. Ce qui compte, c’est la vérité. 

Et j’appelle vérité tout ce qui continue. Il y a un enseignement subtil à penser qu’à cet égard, seuls les peintres peuvent apaiser notre faim. C’est qu’ils ont le privilège de se faire les romanciers du corps. 

C’est qu’ils travaillent dans cette manière magnifique et futile qui s’appelle le présent. Et le présent se figure toujours dans un geste. Ils ne peignent pas un sourire ou une fugitive pudeur, regret ou attente, mais un visage dans son relief d’os et sa chaleur de sang. De ces faces figées dans des lignes éternelles, ils ont à jamais chassé la malédiction de l’esprit : au prix de l’espoir. Car le corps ignore l’espoir. 

Il ne connaît que les coups de son sang. L’éternité, qui lui est propre est faite d’indifférence. Comme cette Flagellation de Piero della Francesca, où, dans une cour fraîchement lavée, le Christ supplicié et le bourreau aux membres épais laissent surprendre dans leurs attitudes le même détachement. C’est qu’aussi bien ce supplice n’a pas de suite. Et sa leçon s’arrête au cadre de la toile. 

Quelle raison d’être ému pour qui n’attend pas de lendemain? Cette impassibilité et cette grandeur de l’homme sans espoir, cet éternel présent, c’est cela précisément que des théologiens avisés ont appelé l’enfer. 

Et l’enfer, comme personne ne l’ignore, c’est aussi la chair qui souffre. C’est à cette chair que les Toscans s’arrêtent et non pas à son destin. Il n’y a pas de peintures prophétiques. Et ce n’est pas dans les musées qu’il faut chercher des raisons d’espérer.

L’immortalité de l’âme, il est vrai, préoccupe beaucoup de bons esprits. Mais c’est qu’ils refusent, avant d’en avoir épuisé la sève, la seule vérité qui leur soit donnée et qui est le corps. 

Car le corps ne leur pose pas de problèmes ou, du moins, ils connaissent l’unique solution qu’il propose : c’est une vérité qui doit pourrir et qui revêt par là une amertume et une noblesse qu’ils n’osent pas regarder en face. 

Les bons esprits lui préfèrent la poésie, car elle est affaire d’âme. On sent bien que je joue sur les mots. Mais on comprend aussi que par vérité je veux seulement consacrer une poésie plus haute : 

La flamme noire que de Cimabué à Francesca les peintres italiens ont élevée parmi les paysages toscans comme la protestation lucide de l’homme jeté sur une terre dont la splendeur et la lumière lui parlent sans relâche d’un Dieu qui n’existe pas.

À force d’indifférence et d’insensibilité, il arrive qu’un visage rejoigne la grandeur minérale d’un paysage. 

Comme certains paysans d’Espagne arrivent à ressembler aux oliviers de leurs terres, ainsi les visages de Giotto, dépouillés des ombres dérisoires où l’âme se manifeste, finissent par rejoindre la Toscane elle-même dans la seule leçon dont elle est prodigue : 

Un exercice de la passion au détriment de l’émotion, un mélange d’ascèse et de jouissances, une résonance commune à la terre et à l’homme, par quoi l’homme comme la terre, se définit à mi-chemin entre la misère et l’amour. 

Il n’y a pas tellement de vérités dont le coeur soit assuré. Et je savais bien l’évidence de celle — ci, certain soir où l’ombre commençait à noyer les vignes et les oliviers de la campagne de Florence d’une grande tristesse muette.

Mais la tristesse dans ce pays n’est jamais qu’un commentaire de la beauté. Et dans le train qui filait à travers le soir, je sentais quelque chose se dénouer en moi. 


À Jean Brenier.
Extrait de « Noces » 1936 1937



Albert Camus





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